Aurore Thuault, l’art du crochet
L’histoire d’une brodeuse contemporaine
Grâce à son héritage familial – et certainement à un don inné – Aurore œuvre depuis plusieurs années à élever la broderie au rang d’art contemporain. Sa maîtrise de multiples techniques et d’outils ainsi que la diversité de ses fournitures font de son travail des créations surprenantes dont les motifs, à la fois riches et intenses, souvent géométriques, ont le bon goût de toujours rester sobres et équilibrés. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses maisons de haute couture telles que Chanel, Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou Nina Ricci font appel à la créativité et la virtuosité d’Aurore afin d’enjoliver leurs créations.
Si la broderie est perçue comme un art suranné, féminin ou kitsch, réalisé par des dames d’une âge vénérable, Aurore sait comment ramener ce métier au temps présent et briser ainsi les conventions par sa façon unique d’allier vision créative et virtuosité exécutionnelle, matières nobles et fournitures triviales, structures géométries et inspirations de nature organique. Le résultat est d’une splendeur inattendue, mettant un point d’honneur à la nature-même et à l’imagination humaine.
Quelles sont les origines de ta passion pour le travail manuel ?
En fait, il y a plusieurs petites choses. Mon arrière grand-mère faisait de la broderie à jours. Ma grand-mère, couturière, brodait aussi. Ensuite ma mère faisait de la broderie par passion. Ça paraît un peu cliché, mais j'ai toujours vu les femmes de ma famille faire des créations textiles. Le travail manuel a toujours été présent autour de moi.
Peux-tu nous parler brièvement de ton parcours professionnel ?
J’ai fait mes études à Paris, après au Japon. J’ai commencé très peu de temps après mon travail en entreprise les cours du soir de la mairie de Paris. C’est là où j’ai fait un BEP couture floue, car au départ je pensais plutôt à la couture. J’ai pris des cours de modélisme aussi, que j’ai beaucoup aimé. Après le modélisme, j’ai découvert la broderie et le crochet de Lunéville. Cette technique m’a parlé tout de suite, c’était un coup de foudre ! En parallèle, j’ai pris des cours de dessin, pour poser toutes les bases nécessaires à la création.
C’est à ce moment-là que j’ai fait un projet individuel de formation, pour ensuite passer mon brevet de métiers d’art en broderie de main. Le projet que j’ai présenté c’était un travail de recherche autour des écailles d’un crocodile, à échelle macroscopique et microscopique.
Pourquoi les écailles ?
Les écailles sont un sujet phare de la couture, à travers les paillettes. J’ai eu une approche scientifique. J’ai commencé par regarder quels étaient les animaux aux écailles : les papillons ont des écailles, les requins ont aussi des structures microscopiques superbes, certaines oiseaux au niveau des pattes, les poissons…
Comment se déroule dans ton cas le processus créatif ?
Dans mon cheminement, sois je pars d’une thématique, sois je pars d’une fourniture. J’aime bien mélanger des matières précieuses avec des matières beaucoup plus simples. C’est fascinant d’essayer de marier deux matières diamétralement opposées. J’aime également travailler des petites choses sur de grands formats, jouer sur la perception que l’on peut avoir de loin, de près, sur les lumières, sur les volumes.
Quelle est la formule que tu utilises pour te présenter dans l’environnement professionnel ?
Au départ, je me présentais en tant que “brodeuse main”. Ensuite, j’ai décidé de faire un questionnaire pour essayer de savoir quelle était la perception que les gens pourraient avoir par rapport à des mots clés attenants à la création et à l’artisanat, comme broderie, art, plasticien, métier d’art… J’ai découvert qu’il y avait une grosse segmentation entre la partie technique et la création pure. Cette segmentation répond au fait que les gens ont tendance à te mettre dans une case : technicien ou créatif, soit l’un, soit l’autre. En gros, on ne peut pas trop être les deux. La broderie est perçue comme de l’artisanat.
Dans ce contexte, quelle est la meilleure façon de se définir ?
Pour moi, manier la technique et faire de la création sont inséparables. Comme je voulais surtout faire valoir la partie de création, “brodeuse main” était trop réducteur. En ce moment, je me présente en tant que “artisan d’art – créateur” en rajoutant mes deux spécialités, broderie d’art et émail sur cuivre. Même si j’adore toucher à plein d’autres techniques, j’ai dû centrer mes compétences sur deux domaines clés pour simplifier la compréhension des gens. Mais, au-delà des cases, l’enjeu est de trouver le titre qui te correspond pour ne pas arriver dans un terme trop générique, comme “designer textile”, par exemple. Pour que ça puisse parler au gens et que ce soit fidèle à toi-même, sans être trop pompeux. Difficile.
La broderie : métier du passé ou de l’avenir ?
C’est vrai que la broderie a des connotations un peu vieillottes : les grand-mères, les fleurs un peu kitsch… souvent, on confond la broderie avec la couture, alors que la broderie c’est un ennoblissement textile. En plus, c’est connoté très féminin, alors que partout dans le monde, en Inde par exemple, les hommes brodent, au Maroc les hommes portent de la broderie. En France, les personnes qui font et qui portent de la broderie sont notamment les femmes. Aujourd’hui ça s’ouvre un peu surtout par le biais des stars. En jouant sur les matières et des trompe-l’œil, on peut faire des broderies d’une telle discretion et subtilité qui pourraient très bien être portées par des hommes.
Qu’est-ce que tu aimes dans ton métier ?
Il y a plusieurs choses. D’abord, le geste. Quand je prends le crochet, en fonction de la matière que je vais percer, il y aura un bruit qui va être différent… C’est comme si tous le sens étaient en éveil à ce moment-là : la vue, l’ouïe, même l’odorat, en fonction de ce que tu brodes, si c’est du cuir ou autre matière particulière. Le geste change en fonction de chaque matière : qu’est-ce que je vais en faire, comment est-ce que je la vois, comment est-ce que je vais la travailler en volume, avec quoi je peux la composer…
La broderie est un médium qui avec lequel je peux retranscrire et exprimer les idées que je peux avoir par rapport à mes propres sources d’inspiration.
Comment pourrais-tu définir ta vision créative et qu’est-ce qu’elle apporte à l’autrui ?
Je me suis posé cette question, de quelle façon j’emmène quelque chose à autrui, sachant que la broderie porte surtout des valeurs esthétiques. Ce que je souhaite apporter c’est une valorisation, soit d’un élément, soit d’une personne : valoriser l’intérieur d’une maison, valoriser une personne. Embellir quelqu’un, le faire se sentir bien, par l’unicité de la matière ou de la coupe de ses vêtements, du tout.
Je souhaite provoquer une émotion, toucher, surprendre, avoir une interaction avec la personne qui regarde. C’est quelque chose de vivant, qui provoque des sensations et des sentiments. Qu’une personne déteste ou aime ce que je fais, les deux me vont. Au moins la personne ne reste pas indifférente.
Quelles sont les constantes, le fil rouge de tes créations ?
Le point commun entre mes créations c’est d’avoir travaillé de façon assez géométrique, structurée, cartésienne et d’avoir un rendu moderne. Ce qui ressort pas mal c’est aussi la patience, la recherche de matières. Ensuite, dans tout ce que je fais, la nature reste la principale source d’inspiration. J’essaie de rendre hommage à la nature, à sa perfection. C’est une ode, presque un remerciement, sachant qu’on ne peut pas du tout l’égaler, car elle est déjà parfaite telle quelle. Nous pouvons juste interpréter ce qu’elle a déjà fait.
As-tu des matières et techniques préférées ?
Je suis ouverte à tout ce que je pourrais trouver. N’importe quelle matière peut avoir un sens, tout dépend de ce que tu vas en faire. Généralement, ce qui m’intéresse c’est de créer des ponts entre différents métiers et matières, parce que le mélange des techniques c’est la source de l’innovation et c’est ce qui nous permet d’arriver à des résultats qu’on n’imaginait pas.
Quelques sont tes inspirations ?
Escher. La géométrie. Après, parmi les stylistes, Alexander McQuin, que je trouve génial. C’est lui qui a révolutionné la création de la mode, en termes d’originalité, de recherches et des détournements de matières… Balenciaga, Lanvin, par leur intemporalité. J’adore l’art nouveau, mais je préfère le côté plus épuré et intemporel de l’art déco. Dans l’architecture, Frank Gerry. Les origamis japonais.
Crédits :
Photos par Faurar Paris.
Entretien réalisé en français.
© Faurar