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Marc-Antoine Corticchiato, le nez éminent

Marc-Antoine Corticchiato, le nez éminent

Derrière son air décontracté, espiègle et réservé, Marc-Antoine Corticchiato est une des éminences grises de la parfumerie française. Sans se laisser impressionner par ses études scientifiques ayant abouti à un titre de docteur dans l’analyse des extraits de plantes odorantes, ceux qui le connaissent sont surtout fascinés par l’atypie de son parcours, par tous ces fragments contrastants qui font la somme de sa personnalité.

Né sous le soleil d’Azemmour, ville marocaine fortifiée au sud de Casablanca où son père avait fondé from scratch d’importantes cultures d’arbres fruitiers, Marc-Antoine ressent à l’intérieur la puissance et l'effervescence de sa sève corse.

L’orangerie marocaine et le maquis corse – deux géographies distinctes, mais similaires par leur façon d’allier fertilité et aridité, douceur et violence et plein d’autres notions antagoniques – dessinent les grands repères du spectre olfactif de Marc-Antoine. À partir de l’âge de 8 ans, le monde équestre vient enrichir son cadre olfactif, déjà abondant, avec des nuances animales, puissantes, plus ou moins nobles.

Empreint inconsciemment par ces trois univers olfactifs, le jeune Marc-Antoine se dédie à l’étude des matières premières odorantes et fonde un peu plus tard une unité d’extraction de plantes à parfum au Viêtnam puis à Madagascar.

Enfin, en 2003, il décide de réunir la théorie et la pratique au service de sa propre marque, Parfum d’Empire. Détrompez-vous, il ne s’agit pas d’empire au sens institutionnel ou politique du terme, mais bien de l’empire des sens. Le seul empire ouvert à la folie, l’ivresse et l’excès. Pour aller dans le sens de ses propres paradoxes, la forme sobre, voire classique, de ses flacons recèle un concentré moins orthodoxe de notes de cuir et d’animalité qui définissent d’ailleurs l’identité de sa signature d’auteur.

Fidèle à son indépendance, Marc-Antoine n’a jamais voulu faire de choix entre olfaction et sensation. Cet entretien reflète la volonté de "creuser" à l’intérieur de Marc-Antoine et révéler les forces qui ont fait en sorte qu’il soit le parfumeur, le nez, le scientifique et le créateur qu’il est aujourd’hui.

Un dialogue intense au sujet du déterminisme olfactif, de l’indépendance en tant qu’état d’esprit et du parfum en tant que business.

Déterminisme olfactif

Par rapport aux trois univers olfactifs dans lesquels tu as grandi, est-ce qu’on peut parler d’un déterminisme olfactif ?

M-A : Oui. Dans le goût olfactif on est toujours influencés par ce que l’on a croisé et par notre culture. La plupart du temps, ça se fait de manière inconsciente. Je pense que c’est valable pour n’importe quelle personne, qu’elle soit parfumeur ou pas – peut-être un peu moins chez le parfumeur, parce qu’il est amené à se concentrer sur les odeurs. J’imagine que j’aime les notes sensuelles, orientales, sexuelles, parce que finalement on les retrouve dans les trois univers olfactifs dans lesquels j’ai grandi et qui m’accompagnent encore aujourd’hui.

La campagne marocaine avec ses notes animales de mouton, de vache, la terre, le henné, le feu de bois... J'ai vécu avec des Marocains du bled, des enfants des ouvriers de mes parents. Bien entendu, également les notes de souk, les notes classiques moyen-orientales : des dates, des fruits. Dans le maquis corse on a le ciste et l’immortelle. Là aussi on va retrouver ce côté oriental sensuel. Et quant au troisième univers, les chevaux : aussi bien de la sellerie jusqu'au souffle du cheval, sa transpiration, son crottin, le foin, la paille... Je suis empreint de toutes ces notes.

Dans mon propre souvenir, le souk à Marrakech est un environnement très agressif, de tous les points de vue : visuel, audible, olfactif...

M-A : Pour moi, il fait partie de ma vie, de mon enfance, donc je n’ai ni le même regard, ni le même nez. C'est très personnel, comme l’odeur du crottin des chevaux, de l’urine très chaude des chevaux sur le macadam brûlant de Marrakech aux mois de mai-juin, c’est très particulier.

Peut-on dire que les clients, dans ce qu’ils achètent, cherchent toujours des odeurs qui font appel à leurs propres bagages et souvenirs olfactifs ?

M-A : Inconsciemment, on revient au j'aime / je n’aime pas. Le goût olfactif peut s’expliquer par son parcours, son passé, ce qu'on a aimé, ce qu'on a rencontré comme odeur et c'est pour ça que l'odeur est si liée à l'émotion. Sans insister là-dessus, quand on rencontre pour la première fois une nouvelle odeur, si elle est liée à un moment de détente, de joie, un moment positif, cette odeur restera à jamais une note réconfortante et agréable – ainsi que toutes les odeurs appartenant à cette famille. Inversement, quand on la découvre la première fois dans un moment de stress, de haine, de colère, de rancœur, elle devient quelque chose de négatif.

D'où vient votre intérêt pour les matières premières odorantes ?

M-A : J'aime la matière première, que ce soit dans le parfum comme au niveau de la cuisine et de la gastronomie. Je n’aime pas les choses compliquées. Quand je réfléchis à mon parcours, à mon enfance, je pense à ma mère qui était une maniaque de la belle matière première, pour tout. Avant même que l'on parle à l'époque de produits organiques, biologiques, elle était là-dedans. Je me suis rendu compte que très tard que ma fascination pour les belles matières premières s'était transmis par mes parents. Par mon père également, un festif toujours dans l'échange et le partage avec les gens de tous milieux, de toutes les religions, de tous les genres. Il avait un côté Gatsby le Magnifique, mais avec beaucoup de générosité.

Dans un ancien article, tu parlais du rôle premier du parfum, celui de faire interface entre les hommes et les dieux. Est-ce encore valable ou nécessaire aujourd'hui ? L'homme moderne a-t-il encore besoin de sacré ?

M-A : Plus que jamais ! Le spirituel semble devenir de plus en plus important. Il y a une nouvelle prise de conscience, je pense, des questionnements au niveau de la spiritualité. Chacun la cherche là où il veut. Ce n'est pas un hasard que depuis quelques années on parle autant de méditation, de yoga, des choses comme ça.

As-tu un lieu sacré ?

M-A : En Corse, chez moi, dans le maquis, et puis j'ai des objets Sacrés. J'ai une vierge baroque que j'aime beaucoup, qui a son histoire...

Tu as mentionné au passage la psychanalyse. L'histoire, le vécu personnel dans ton cas est-il un point de départ ou plutôt une destination ? Par exemple, "Ambre Russe" était à l'origine issue de ta volonté de recréer l'ambiance à l'époque des tsars. Plus tard, tu t'es rendu compte que ça revenait en fait à toi-même, à l'ambiance vécue dans ta famille.

M-A : J'ai la chance d'avoir fondé cette maison et de faire uniquement ce qui me touche, ce qui me passe par la tête, de façon très spontanée. Je suis conscient que ce n'est pas fréquent dans la parfumerie, même si beaucoup de marques prétendent qu’elles sont no limit, qu’elles font ce qu'elles veulent.
En faisant ce qui nous touche on peut constater qu’il y a souvent une origine, un ancrage profond, conscient ou inconscient. La Russie des derniers tsars était mon intention d’origine. Néanmoins, j’ai pris conscience que ce projet portait en lui la démesure des fêtes que donnait mon père. Avec une fin tragique, comme celles de ces tsars.

La création est donc un chemin vers toi-même ?

M-A : Complètement. Mais c’est ce disent tous les créatifs, je pense. Le peintre, l'écrivain, le musicien : ils ne créent pas par hasard, il y a toujours un parcours. On se trimbale chacun nos casseroles plus ou moins lourdes, avec des traumatismes qu’on réglera ou qu’on ne réglera pas. Mais aussi des joies et des espoirs.

Création & processus créatif

Qu’est-ce que tu voudrais que les gens retrouvent dans tes parfums, qu’est-ce que tu souhaites apporter aux gens à travers tes créations ?

M-A : Je dois dire que quand je crée, je ne crée pas avec un profil de clientèle en tête, ce qui n’est pas un fonctionnement habituel. Ni gloire ni fierté dans mes propos, mais un simple constat. C’est ni bien, ni pas bien. Je suis à l’opposé du fonctionnement de la parfumerie classique, qui se dit « il faut cibler telle clientèle, pour laquelle il faut raconter telle histoire ». De mon côté, j’estime que le parfum n'est pas une prise de tête. C'est du plaisir et une plus grande liberté doit être laissée au créateur. J’ai mon histoire à moi et j’espère simplement que quelques personnes s’y retrouveront.

Quelle est ta façon de créer et combien de temps est-ce que ça prend ?

M-A : Chaque parfum est une histoire à part. Pour Le Cri de la Lumière par exemple, ma dernière création, ça a duré plusieurs années. Mais par moment, quand j’ai une idée extrêmement précise de là où je veux aller, les choses peuvent se finir en une année.

Pour ta création la plus récente, Le Cri, je trouve très intéressant le fait de définir le parfum à travers d’autres univers, de l'ouvrir vers d’autres sens, tels que la ouïe et la vision.

M-A : J’ai toujours dit que le parfum – d’où, peut-être, le nom Parfum d’Empire –, était l’empire des sens. Contrairement à ce que l’on pense, le parfum peut faire intervenir tous les sens. Et si l’odorat a souvent été longtemps sous-estimé par notre culture occidentale, il est bon de rappeler que les hommes se sont parfumés avant de savoir écrire.

Indépendance & indépendantisme

Quelle est la différence entre travailler pour quelqu’un d’autre et travailler pour soi ?

M-A : Travailler pour quelqu'un d'autre, c’est se soumettre à un brief, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de créativité et c’est là que résident toutes les différences. N’oublions que les trois quarts des nouveaux parfums qui sortent sont consensuels, des copies des copies. Même si le parfumeur suit un brief précis, il peut faire preuve de créativité, dans ce couloir imposé par ce dernier. Et alors, il a tout autant de mérite que celui qui travaille pour sa propre maison.

Qu’est-ce qui te plaît le plus dans le fait d’être un créateur indépendant ?

M-A : La liberté ! Une liberté qui peut être enviée par pas mal de gens, mais qui n'ont pas toujours pris conscience que cette liberté a un prix très élevé.

Et quel est le prix de la liberté ?

M-A : C’est un véritable combat au quotidien. C’est une prise de risques permanente. Mais c’est aussi un moteur qui peut procurer une excitation, sans doute masochiste. C’est l’anti routine et ça demande beaucoup d’énergie et de convictions. En un mot c’est un choix de vie !

J’imagine qu’il y a énormément de gratification et de récompenses.

M-A : Parfois oui, mais on ne peut pas le faire pour la gratification, sauf quand on a un ego démesuré. On le fait par passion. Si on aime la gratification, on choisit de faire ce métier autrement.

Au début, quelle était ta vision, qu’est-ce que tu voulais accomplir à travers Parfum d’Empire ?

M-A : Juste me faire plaisir. Faire des jus qui me plaisent. C’est tout. C’était complètement inconscient.

Comment as-tu trouvé l’équilibre entre ton côté artistique et le côté homme d’affaires pour réussir sur ce marché ?

M-A : Il n’y a jamais eu d’équilibre ! L’équilibre, tu ne vas pas le trouver chez moi, je te le dis tout de suite. Tout est déséquilibré, comme moi, tu vois ? [rires :)]

Résister sur ce marché reste un combat féroce. Cela devient une espèce de sport de riches qui nécessite de plus en plus de moyens financiers et qui laisse malheureusement peu de place à l’artisanat, au sens noble du terme.

Comment est-ce que tu pourrais définir Parfum d’Empire en un seul mot ?

M-A : Conquête.

Liens et crédits:

Le site officiel Parfum d'Empire.
Couverture par © Fabrice Leseigneur.
Entretien réalisé en français par Faurar au siège de Parfum d'Empire au 6 rue Barye, Paris.

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