Carlos Huber, l’odeur et la forme du Temps
Né au Mexique au sein d’une famille d’origine européenne et installé à New York, Carlos Huber, créateur de la marque Arquiste, vient d’un contexte familial et culturel extrêmement complexe, ce qui a façonné sa personnalité à multiples nuances et niveaux de profondeur. Fasciné par les bâtiments, l’histoire et le dessin, Carlos a trouvé dans l’architecture le concentré parfait de tout ce qu’il aimait. Après avoir étudié l’architecture à Mexico City, Paris et Bilbao, Carlos commence sa carrière à New York en tant qu’architecte spécialisé dans la conservation et la restauration des vieux bâtiments. Il est utile de noter qu’aux États-Unis, le mot “conservation” a un tout autre sens qu’en Europe ou au Mexique, s’agissant plutôt d’un mouvement progressiste et réactionnaire, et non d’un geste nostalgique.
Tout comme l’architecture reflète l’esprit et la forme d’une ère au travers d’éléments de style, morphologie et matériaux, le parfum a le pouvoir de restaurer des moments du passé. Ainsi, le parfum peut franchir les frontières du temps et concentrer l’essence toujours mouvante de l’humanité. En créant la marque de parfum Arquiste, Carlos propose un voyage dans le temps et l’espace. Mais il ne s’agit pas du tout d’un voyage intérieur, au sens proustien du terme, comme c’est le cas pour beaucoup de parfums. Au contraire, ses créations sont une invitation à un voyage extérieur, vers de moments importants qui appartiennent à une conscience collective présente dans tous les individus à travers le monde.
L’humanité, telle qu’elle est aujourd’hui, est la résultante des migrations et des échanges à travers les millénaires. En véhiculant des symboles forts liés à l’eau, à l’échange et au mouvement dans tous les parfums Arquiste, Carlos crée des ponts entre les différentes cultures et ouvre l’accès à un patrimoine riche et universel. Le dialogue suivant met en lumière la profondeur des convictions et des aspirations de Carlos, faisant en même temps un appel à la connexion et à l’échange entre les nations.
Peux-tu m’en dire un peu plus sur ton parcours et sur ta passion pour l’architecture ?
Je suis né et j’ai grandi à Mexico City. Ma famille y vit toujours. J’ai emménagé à Paris pour la première fois en 2003 où j’ai étudié pendant un an à l’Ecole Spéciale d’Architecture, Boulevard Raspail. Après Paris, je suis retourné à Mexico City pour finir mes études d’architecture. Ensuite je suis revenu en Europe, à Bilbao, où j’ai travaillé avec des architectes pendant un an. C’est pendant cette année-là que j’ai trouvé un programme à New York qui s’appelait “Historic Preservation”. Le mouvement de restauration et préservation ici à New York – et partout aux États-Unis – est un mouvement plutôt réactionnaire. Il s’agit plus de mettre en avant des idées progressistes, ce n’est pas dans une démarche conservatrice, comme en Europe. Quand on y pense c’est excentrique, parce que ça oblige à réfléchir à ce qui est important quand il s’agit d’immeubles anciens, pourquoi on en a besoin. C’est un mix de marketing, planification urbaine, droit et bien sûr, design. Les États-Unis sont un endroit très intéressant, surtout si on vient de France ou du Mexique, pays où le patrimoine est très contrôlé. Ça te pousse à penser différemment.
C’est intéressant, mais ça a aussi un côté triste. La raison pour laquelle ce mouvement a vu le jour c’est parce que beaucoup de bâtiments anciens ont été détruits. On pense aux États-Unis comme à un pays jeune, mais ce n’est pas le cas. Il s’agit d’un pays plus ancien que l’Argentine, par exemple, mais l’Argentine a plus d’immeubles anciens que les États-Unis, grâce à sa manière de considérer et penser le patrimoine.
Comment es-tu arrivé à l’architecture ?
J’ai toujours aimé les constructions. J’ai aimé construire avec des Lego, Mecano, Play Mobile... Mon père me disait: « Eh bien, ça a l’air de te plaire. Peut-être serais-tu architecte! ». Je savais également que je voulais aussi faire du design, j’ai toujours aimé l’art et je dessinais beaucoup quand j’étais enfant.
Quand j’ai commencé à voyager, j’ai également commencé à remarquer les anciennes villes et les vieux immeubles. J’étais fasciné par l’histoire de l’architecture. Il suffisait d’aller au centre de Mexico City, dans une petite ville coloniale ou durant mon premier voyage en Europe, j’étais captivé par les anciens bâtiments. J’ai choisi l’architecture parce que je voulais faire du design, mais aussi parce que j’ai eu l’occasion d’étudier l’histoire de l’architecture.
A quel moment as-tu été séduit par l’Histoire et le Temps ?
J’ai toujours aimé les histoires. Le cours d’histoire me fascinait. Je viens d’une famille d’immigrants. Ma famille est partie d’Europe pour le Mexique dans les années ’20, et ce des endroits très différents. Par exemple, mon grand-père est né en Pologne, ma grand-mère est née au Mexique, mais son père était Lituanien et sa mère venait d’Estonie, alors elle était d’origine Russe. C’est encore plus diverse du côté de ma mère : Pologne, Mexique, Grèce et Turquie. Ils ont tous une histoire différente.
Je voulais en savoir davantage sur l’histoire de ma famille. Je voulais comprendre plus sur nous. Être né au Mexique est différent que d’être né dans un pays comme les États-Unis, l’Australie, le Canada, l’Argentine ou même l’Europe. Le Mexique a une identité très forte. Ce n’est pas un melting-pot aussi fort que les États-Unis, on se met plus en avant. Nous sommes différents et je voulais comprendre mieux cette différence. Mais, en même temps je ne suis pas Polonais, Russe, Grec. Je suis Mexicain et je voulais faire le lien entre mon présent et le passé de ma famille.
Te sens-tu un tout petit peu Américain maintenant ?
Non. J’ai sans doute adopté certaines caractéristiques et je comprends très bien les Américains parce que j’y habite depuis douze ans. Je sais ce que les gens pensent et comment ils fonctionnent – au moins ici, à New York, ce qui est très particulier. Je pense que ma façon de travailler est aussi influencée par le style américain : être proactif, réagir d’une certaine façon à tout qui concerne le travail… Il y a aussi cette culture de s’améliorer, s’améliorer et s’améliorer en permanence et j’adhère complètement à ça.
Mais, ceci étant dit, je pense que je conserve beaucoup de ma culture à moi. Mon identité est complexe. J'ai une grande partie de moi qui est très mexicaine, mais il y a aussi une partie de moi qui est européenne. Je suis une combinaison. Je peux me sentir chez moi dans de nombreux endroits. Je me sens vraiment chez moi en Espagne. C’est cet équilibre entre l’Europe continentale et l’esprit latin. Mon côté américain constitue un autre niveau, une autre couche. J’aime bien les couches.
As-tu encore des liaisons avec tes racines européennes ?
Il y a beaucoup de questions, beaucoup d’énigmes. Malheureusement, beaucoup de familles qui ont quitté l’Europe à cette époque très difficile, à l’entre-deux-guerres, n’ont pas pu emporter beaucoup de choses avec elles. Elles sont venues sans rien. En août, j’ai été en Grèce pour visiter la ville natale de mon grand-père. Il n’y avait plus de maison à visiter, plus de parents, plus de lien. Tout a été complètement effacé. C'est tellement triste. C’est à moi de trouver mon lien avec cet endroit. Imaginez que vous soyez né quelque part et que vous ne sachiez pas vraiment pourquoi vous avez une certaine apparence, pourquoi vous mangez certaines choses, pourquoi votre famille se comporte d'une certaine manière. Il faut être curieux, poser des questions. J’ai trouvé cet endroit en Grèce après avoir demandé à ma famille, c'était un travail de détective. Ce n’est plus quelque chose de tangible, ce n’est pas comme si nous avions une maison là-bas. Les liens viennent de l’histoire et c’est à moi de les maintenir en vie.
Nous vivons à l’ère de « tout maintenant », entourés de formes d'expression éphémères et passagères. Comment penses-tu que ça modifie notre relation avec le temps, l'histoire ? Est-ce que « l’homme moderne » est encore capable de comprendre le sens de l’histoire ?
En fait je pense que ça aide. De plus en plus de gens s’intéressent à l’histoire car les réseaux sociaux comportent une forte dimension visuelle. Nous pouvons maintenant voir beaucoup plus de choses que lorsqu’on visitait un musée ou un lieu, que lorsqu’on ouvrait un livre pour regarder des peintures, des maisons, des intérieurs, des églises… Vous pouvez juste cliquer sur un hashtag et avoir plein d’informations, c’est fantastique. Wikipedia est une des choses les plus merveilleuses d’Internet, si ce n’est la meilleure d’après moi. J’utilise beaucoup Wikipédia et je ne l’utilise pas nécessairement pour le travail, mais aussi pour le plaisir. Bien sûr, la seule chose qui doit être mieux contrôlée est que l’information soit réelle, ni biaisée, ni subjective, mais hormis ça, je pense que, de nos jours, nous avons une meilleure façon de mettre en lumière l’histoire.
Comment t’es venue l’idée de lancer une marque de parfums avec ton passé dans l’architecture et design d’identité commerciale ?
J’ai toujours aimé et j'ai une sensibilité innée pour le parfum. Quand j’ai dit à mon père que je voulais travailler dans les parfums, il m’a dit : « Ça a du sens, car tu as toujours été intéressé par les parfums. Quand tu étais gamin, quand tu entrais dans un endroit, tu disais toujours que ça sentait comme-ci ou comme-ça ou tu demandais qu’est-ce que ça sent ». J'adore ce que ça fait à mon nez. Ça m'emporte ailleurs, m’évoque et me rappelle des choses. Cela crée un sentiment d’harmonie, de bien-être, de santé et de douceur.
Toute la collection de parfums évoque des événements, des lieux et des moments spécifiques. Beaucoup de tes créations sont liées à l’eau et aux voiliers. Sidney Rock Pool, Fleur de Louis et Infanta en Flor se passent sur l’île des Faisans, Nanban sur un galion japonais, El et Ella au bord de l’océan à Acapulco, Dark Galleon dans le port de Nagasaki… Qu’est-ce que l’eau signifie pour toi ?
En fait, j’aime vraiment l’eau et je suis une personne très aquatique. J'ai toujours nagé et j'ai toujours adoré l’océan. La plage est mon paysage préféré. Je préfère aller au bord de la mer plutôt qu’à la montagne dans le désert.
Il existe également un lien évident avec l’histoire parce que mes créations évoquent le voyage, l’immigration et les échanges. Né à ce carrefour culturel, je suis très intéressé par les échanges et l’histoire. Plus je découvre l’histoire du Mexique, plus je suis fasciné, car c’est un beau point de convergence. D’abord, il y avait les peuples pré-hispaniques autochtones, les civilisations Aztèque et Maya. Ensuite, on rajoute l’Europe à ce mélange, avec les influences espagnoles et italiennes, qui ont amené la culture européenne au Mexique. Après, il y a eu également le commerce avec l’Est : l’Asie, la Chine, le Japon, les Philippines. J'aime ce mélange d'influences, c'est fascinant et je me retrouve dedans.
Ça me réconforte, en particulier dans le monde d’aujourd’hui, où émerge un nationalisme de droite et les gens veulent de plue en plus s’isoler. Nous sommes beaucoup plus mélangés que nous le pensons. C’est quelque chose de stimulant et de réconfortant, ça me donne de la paix et de l’espoir. L’histoire de l’humanité est une histoire de migrations d’Afrique en Asie et en Europe, puis en Amérique et en Océanie. Tout ce qui concerne l’histoire tourne autour du mouvement humain, du flux des peuples. L’immigration d’aujourd’hui n’est pas un problème, en fait. Ça ne va jamais s’arrêter. C'est ce que c'est.
L’histoire de Nanban raconte un voyage dans l’Ouest où, malheureusement, quelque chose n’a pas bien marché. Les shogouns japonais sont rentrés car ils ne voulaient pas de chrétiens au Japon et ils ont fermé le contact avec l’Occident. Et pourquoi l'ont-ils fait ? C’était leur réaction à la volonté des puissances chrétiennes de les coloniser.
Pour Sidney Rock Pool, l’action se passe dans le présent, pas dans le passé. Quel événement souhaites-tu marquer à travers ce parfum ?
Sidney Rock Pool, c’est une question d’évasion. C’est pourquoi je voulais le faire dans le présent, parce que j’étais vraiment dans une période très triste quand j’ai commencé à travailler dessus. Trump venait d'être élu aux États-Unis et il disait des choses affreuses sur à peu près tout ce que je défendais. Moi, mes pairs et à peu près tout le monde que je connais ici, nous étions déprimés et effrayés – nous le sommes encore ! Tout ce qui se passe dans le monde fait très peur. Pour moi, Sydney Rock Pool est une évasion. Pendant une seconde, aller à la plage et y être présent – je ne dis pas d’être irresponsable et ignorer ce qui se passe. Ce parfum est un appel à la pleine conscience. Un rappel pour être présent et prendre soin de soi.
Quel est le « fil rouge » d'un parfum à l'autre ?
Ils tournent tous autour de l’idée d’échange et d’histoire, qu’il s’agisse de l’histoire du Japon, de la France, de l’Australie, de l’Espagne ou de la Russie. Je veux que les gens sachent que nous sommes autorisés à regarder une autre culture et à se sentir concerné. Je ne suis pas Russe, mais ma grand-mère l’était, et même si ce n’était pas le cas, la culture russe est tellement présente à l’international. Mon ressenti c’est que le monde nous appartient à tous.
Sur le plan olfactif, j’ai toujours travaillé avec Rodrigo et Yann. Il y a donc une signature commune à tous les parfums, qu’il s’agisse d’un encens ou de notes hespéridées. Personnellement, j’aime les parfums complexes et volubiles. Je n’aime pas les parfums trop mélangés ou trop abstraits, j’aime remarquer les notes du parfum à de différents moments de sa vie sur la peau. J’aime les parfums riches sans qu’ils soient nécessairement forts. J’aime découvrir multiples couches de profondeur — à ne pas confondre avec la puissance. J’aime les parfums profonds et élégants.
As-tu un ingrédient fétiche ?
Oui, j'ai un ingrédient préféré, un produit de synthèse appelé Ambermax, produit par Givaudan. Ça sent la peau, une peau salée, mais pas l’odeur de sueur et certainement pas de la sueur humaine. Une odeur de peau propre, avec un peu d’amertume. Depuis sa création, je l’utilise dans tous les parfums, de la Boutonnière no. 7, qui a été le premier parfum du marché américain à l’utiliser, à El and Ella et à Sidney Rock Pool. Ça apporte un élément humain à l’histoire.
Quelle est la difficulté de la parfumerie de niche ?
Je pense que le plus grand défi à l’heure actuelle est de maintenir la dimension de niche. Il devient très difficile d’être indépendant. Un grand nombre des entreprises initialement indépendantes qui ont l’air très artisanal ont maintenant d’énormes investisseurs et soutiens derrière. Donc, même si elles semblent petites, même si elles semblent exclusives – et je ne conteste pas le fait qu’elles soient encore de belles marques – cela a rendu très difficile la concurrence pour les véritables indépendants, les vrais indépendants comme nous.
Une petite marque qui est très chère, sur une niche exclusive, magnifiquement réalisée peut aussi avoir maintenant des magasins en Chine et en Arabie Saoudite. Comment pouvons-nous y arriver ? Je ne peux pas faire ça tout seul. Cela signifie donc que je dois rechercher des investisseurs, donc, vendre mon âme en quelque sorte. Et ce n’est plus un voyage indépendant. C’est un voyage d’investissement différent, parler business, business, business…
Quels sont les atouts sur lesquels Arquiste peut compter ?
Ma clé est la collaboration. J’ai pu faire des collaborations avec d’autres marques comme Cire Trudon, les Hôtels Saint-Régis, J. Crew et les centres commerciaux El Palacio de Hierro, qui m’ont donné le capital pour faire ces projets en tant que marque de niche vraiment indépendante. Lorsque nous créons, cela ne repose pas sur une tendance, mais sur notre ADN-même. Les collaborations me donnent le capital nécessaire pour que ça reste autonome. Voilà la clé de ma réussite.
Quelle sera la prochaine destination ?
Bien évidemment, ce sera encore lié au commerce et au mouvement. Pas tant aux flux de gens, mais plutôt au commerce entre l’Inde et l'Europe dans la première moitié du XIXème siècle. Il s’agit d’un ingrédient spécifique, de certains matériaux de luxe qui emmenaient avec eux un parfum particulier. Ils étaient au début un signe de luxe et de richesse, dû à leur caractère exotique. Au fur et à mesure que le commerce se développait, ce parfum particulier s’est banalisé et il est petit à petit devenu un parfum des outsiders, des gens en marge de la société. Il s’agit de l’aspect de la contre-culture.
Quelle est l'essence de la marque Arquiste en un mot ?
Je dirais restauration. Je pense que c’est le plus fidèle par rapport à mon passé, à mon expérience dans le domaine. Récupérer, rappeler quelque chose et ensuite l’exposer. C'est comme si vous exposiez un mur lorsque vous enlevez le papier peint et que vous voyez les couches de ce qu’il y a derrière.
Crédits et liens :
Le site de la marque Arquiste.
La collaboration de Carlos Huber avec El Palacio de Hierro ayant donné naissance à la gamme de parfums Esencia de el Palacio.
Images fournies par Arquiste.
Entretien réalisé initialement en anglais par Madalina Diaconescu.
Traduction en anglais par Alina Apostu.
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